Ce fabuleux monde moderne

Thierry Raspail
Commissaire

Il y a trente ans, au milieu des années 80 du XXe siècle, le Moderne était déclaré désuet, fini. Il était destitué, car nous étions persuadés d’entrer dans l’Après-moderne, c’est-à-dire dans l’époque de la fin des blocs et des antagonismes, de la fin de l’Histoire comme de celle des Grands Récits. Ce monde réconcilié serait probablement meilleur. Il n’en a rien été. Les conflits se sont atomisés et dispersés à l’échelle du globe, l’histoire s’est poursuivie, probablement plus tragique encore, et les récits, devenus des micro-récits, se sont plus que jamais emparés de nos imaginaires pour nous faire douter de la réalité. L’oeuvre d’art, peinture ou sculpture, vidéo ou installation, n’échappe pas à l’emprise de ces récits. Ce fabuleux monde moderne en est un, celui d’une collection relue à l’aune d’une actualité. Mais tout d’abord : pourquoi ce retour de Moderne ? On peut l’expliquer simplement par une mondialisation galopante, qui a su nous imposer son univers de flux permanents se propageant dans tous les sens : réseaux numériques, capitaux, technologies, matériaux, migrations. Ces flux ont créé un nouvel épisode de la success story Moderne. Dans le champ des arts plastiques cet allerretour a largement contribué à l’éclosion d’artistes de grande qualité, en provenance d’aires culturelles jusque-là complètement sous-estimées par l’Occident : la Chine, l’Inde, l’Asie du Sud-Est, le Moyen-Orient, certains pays d’Afrique… Mais si le dialogue s’est opéré, c’est d’abord parce que ces artistes venus d’«ailleurs», et qui auraient pu légitimement contester l’entreprise moderniste occidentale au nom du colonialisme pour se replier sur une identité autochtone, ont au contraire choisi d’accepter le Moderne pour l’actualiser, en modifier les règles et en élargir les couleurs et les contours. Dès lors, Ce fabuleux monde moderne est celui d’un Moderne élargi, dans un monde et un art également élargis eux aussi. Ce Moderne d’un nouveau type est la condition de l’art d’aujourd’hui, sa référence et son ombre portée. L’exposition ouvre avec l’oeuvre vidéo, en suspension et sur écran géant, de William Kentridge, connu pour s’être radicalement opposé en son temps la politique raciale ignoble conduite par son pays, l’Afrique du Sud. L’oeuvre est une procession d’ombres : silhouettes de papier découpé défilant au rythme lancinant d’une musique allègre. Tous les types humains, groupes d’âges et métiers s’y retrouvent, convergent et passent. Ils défilent inlassablement en boucle. Mais vers quel destin ? L’oeuvre joue avec le théâtre d’ombre et rend grâce à la légèreté. Mais c’est pour mieux révéler la part tragique d’un quotidien fragile, à la merci de tous les apartheids qui guettent dans l’ombre et menacent l’histoire du monde.

«MODERNE, CHAPEAU !»
Cette exclamation qu’Ed Ruscha lâche en 1980 aurait pu être le titre de l’exposition du Plateau. L’artiste californien évoque alors avec humour l’impression que lui a faite l’architecture moderne du quartier Pedrigal à Mexico, qu’il a vue 25 ans auparavant : un assemblage éclectique d’expérimentations et de constructions désuètes. Ce moderne, qu’on avait cru définitivement passé et dépassé, ne l’est pas. Il est au contraire bien vivant. Il évoque la délicieuse nostalgie d’une promesse de bonheur jamais tenue qui s’effrite sous nos yeux. C’est exactement ce que suggère l’oeuvre de Lawrence Weiner intitulée Des masses de métal en train de rouiller répandant des taches sur le sol, qui pointe la destinée funeste de sculptures oubliées, qu’une économie reconvertie aux valeurs numériques a lâchement abandonnées. L’oeuvre est au sol, jaune et rouge, et se tient tout entière à parts égales dans le monde et dans notre imaginaire. Elle bute littéralement sur le Pénétrable de Soto créé en 1988, jaune lui aussi. L’oeuvre peut occuper jusqu’à 1 200 m2 mais nous avons su ici rester modestes, pour ne pas envahir la totalité du Plateau. Soto, artisan d’une modernité heureuse et indisciplinée, à la mode des années 1960, invente une forme de sculpture qui se fond à l’espace, dénuée de pathos et apparemment neutre. Mais la traverser modifie intégralement notre vision. De barrière translucide qu’elle était, elle se mue en zone de contact et de découverte. La pénétrer, c’est, en effet, faire l’expérience d’un espace encombré dans lequel un «autre» – notre semblable – cherche comme nous à se frayer un chemin qu’il découvre comme nous, c’est à-dire, à mesure qu’il le parcoure : métaphore du Moderne ? S’extraire du Pénétrable de Lyon, c’est tomber sur une sculpture lavomatique qui tourne sur elle-même aux vitesses croissantes du lavage puis de l’essorage. L’oeuvre de Daniel Firman intitulée Rotomatic a été créée en 2011. C’est une technologie parfaitement maîtrisée mais inversée, poétisée, un monde à l’envers, derrière lequel trône Tchernobyl. La photographie monumentale que Louis Jammes a réalisée pour la 1ère Biennale de Lyon en 1991 est l’unique émoignage du coeur de la centrale atomique. L’artiste l’a traversé au mépris des règles de sécurité quatre ans après l’accident nucléaire, alors que l’accès en était encore interdit. Cette oeuvre est à l’évidence un témoignage, un symbole qui laisse planer l’ombre tragique d’un Moderne inachevé lui, mais pas vraiment maîtrisé. À l’inverse, Hans Neleman démontre combien est actuel le tatouage rituel arboré par des citoyens maoris, urbains et cravatés, pour lesquels l’ancien et le moderne, sans querelle aucune, filent un parfait amour. « On m’a donné la chemise de mon père quand il est mort. Mon moko est pour moi un membre de la famille. Ce n’est pas effrayant ou radical, seulement une part naturelle de la vie », dit de son portrait photographique James Patariki. Cet ensemble de cinq oeuvres a été réalisé par l’artiste pour la 4e Biennale intitulée Partage d’exotismes. Plus loin sur la route, on aura croisé Youth in Asia (prononcer à l’américaine du Sud : yutanasia, euthanasie), sculpture mausolée de l’artiste californien Terry Allen. Elle est un hommage aux G.I.s de vingt ans partis sans billet retour au Vietnam. On y entend le rock de l’époque : Hendrix, Joplin… Que reste-t-il de ce drame ? Quelques sons de guitare, du plomb, un bonhomme de chewing-gum… Avant d’entendre ce qui se joue à l’intérieur de la table de Laurie Anderson en nous bouchant les oreilles, ou en regardant défiler les pages de son livre feuilleté par le vent, on aura vu Marina Abramović et Ulay s’envoyer des claques, hurler, s’enchevêtrer pour finalement se coudre la bouche. Silence ! Nam June Paik lui, intervient directement sur des téléviseurs à Wuppertal en 1963. En faisant du petit écran un terrain d’expérimentation, l’artiste coréen lui donne ses lettres de noblesse, conteste ses programmes insipides et invente, sans le savoir, l’installation vidéo. Ces trois oeuvres d’un ensemble de 9, daté de 1963 à 1967, ont été reconstruites par l’artiste à l’occasion de la 3e Biennale, soit trente-deux ans après, à l’époque où internet commençait son inexorable domination. Mais si une oeuvre incarne ce dialogue fabuleux avec «le monde moderne», c’est bien The Back of Hollywood de Ed Ruscha, encore lui, peinte en 1977. Grâce à elle, on se sera arrêté face à Hollywood ou plutôt derrière. L’oeuvre reprend le signe mythique érigé sur la célèbre colline du cinéma à Los Angeles : sur un écran panoramique, façon Eastmancolor des années 1960, et sur fond de soleil couchant, à la fois rougeoyant et éternel. Le signe est peint à l’envers. C’est un «paysage» impossible à voir « dans la réalité ». Ainsi, sans paraître manifester la moindre intention critique, sans rien décrire de particulier, sans bavardage et en choisissant, délibérément là encore, la légèreté et l’humour, Ruscha peint l’envers du décor de la société du spectacle qui gouverne le monde. Avec élégance, trois couleurs pas plus, et sans y paraître, il met en pleine lumière la part obscure des coulisses : la société, l’art… De son côté, François Morellet fait basculer de 5 degrés seulement la ligne d’horizon. Et c’est tout le plateau qui penche. Ces deux oeuvres résument à elles seules le parti-pris de l’exposition ; mieux, elles l’ont inspiré. Raconter les frasques et les bonheurs de notre fabuleux monde Moderne pour donner de l’art et du monde une image imbriquée. L’exposition dialogue avec La vie moderne de Ralph Rugoff (Sucrière/macLYON/Confluences), qui donne son titre à la 13e édition de la Biennale de Lyon.

COLLECTION
Pourquoi un choix de collection dans cette Biennale ? Tout simplement parce que Musée et Biennale ont été créés à sept ans d’intervalle (1984 pour le premier, et 1991 pour la seconde), et sont les deux faces d’un unique projet artistique. Dans le passé, la Biennale a largement exposé des oeuvres de la collection : James Turrell, George Brecht, Robert Filliou, Sarkis, James Coleman… tout comme le musée de son côté a pu largement acquérir des oeuvres créées à l’occasion des biennales : Bill Viola, Cai Guo-Qiang, Nam June Paik, Carsten Höller, Hiroshi Sugimoto, Ed Atkins, David Douard… Ce fabuleux monde moderne illustre le lien structurel, l’accord essentiel entre le macLYON et la Biennale, revu à la lumière de Moderne. Dès sa création, le macLYON innove en décidant de collectionner des expositions tout entières créées en étroite collaboration avec les artistes. Certaines oeuvres monumentales peuvent atteindre 1 000 m2 (Daniel Buren, Robert Morris, Joseph Kosuth…). La collection compte 1 300 pièces qui, exposées dans leur totalité, occuperaient une superficie de 30 000 m2. Tous les deux ans, le Musée accueille la Biennale dont la Direction Artistique, depuis sa création, est confiée à Thierry Raspail, également Directeur du Musée. Tous les deux ans également, le macLYON organise une exposition monographique exceptionnelle, en dédiant, comme pour la Biennale, l’ensemble de ses surfaces d’exposition à l’oeuvre d’un artiste : Andy Warhol en 2005, Keith Haring en 2008, Ben en 2010, Robert Combas en 2012, Erró en 2014 et très bientôt Yoko Ono en 2016.

LA COLLECTION MODE D’EMPLOI
En 1984, à sa conception, le Musée définit quelques règles simples qu’il s’efforce de suivre depuis :
– Le Musée constituera une collection d’expositions personnelles, c’est-à-dire de moments plus que d’objets.
– Chacune de ces expositions est une réponse donnée par un artiste à un mot qu’on lui donne et qui se réfère à un aspect particulier de son oeuvre. Par exemple le mot «vivant» est posé à Marina Abramović et Ulay, « mind/body » à Robert Morris, «histoire» à Kabakov, etc.
– La collection est par conséquent une collection de moments, composés et imposés par l’artiste, et non modifiables après coup par l’expérience du «curatoring».
– La collection est une collection incomplète de fragments «complets» ou «génériques» qu’on ne peut dissoudre dans des périodes ou des styles, en vue de les recomposer dans une histoire de l’art fictive (par exemple l’Arte Povera, la performance, les années quatrevingt-dix ou 2000, etc.).
– En termes d’histoire de l’art, la collection est par conséquent parfaitement incohérente puisqu’elle s’intéresse non pas aux mouvements et aux géographies, mais aux oeuvres singulières produites à un moment, et matérialisées une fois pour toutes, dans le cadre d’une exposition personnelle dont l’artiste est le commissaire.
– Pour des raisons d’espace et de contraintes budgétaires, une collection d’expositions ne peut pas être systématisée.
Ainsi, Ce fabuleux monde moderne présente des oeuvres qui, si elles ont été acquises la plupart du temps à l’occasion d’expositions personnelles, n’entrent pas dans l’ordre des oeuvres génériques et des moments. Elles sont, dirons-nous, des oeuvres beaucoup plus conventionnelles, correspondant à des principes muséographiques académiques.

MUSÉE
Le Musée d’art contemporain de Lyon (macLYON), créé en 1984 et signé Renzo Piano, s’installe en décembre 1995 à la Cité Internationale. 3 000 m2 sont dévolus à l’exposition. Unique en Europe, ce musée à envergure variable redessine intégralement ses parcours et ses espaces à chaque exposition. C’est par conséquent, un musée véritablement nouveau qui s’ouvre à chaque manifestation en exposant des oeuvres inédites dans un volume intérieur complètement renouvelé. Le macLYON présente l’actualité artistique nationale et internationale. Ses expositions, souvent conçues en collaboration avec des institutions européennes, présentent toutes les formes de « modernité » : la peinture bien sûr (Marc Desgrandchamps, Marlène Mocquet, Keith Haring, Robert Combas…), la vidéo (Bill Viola, Bruce Nauman, jan Fabre…), l’installation (Sophie Calle, Robert Morris, Antoine Catala…), les oeuvres sonores (La Monte Young, Laurie Anderson, John Cage…) et la chorégraphie (Anna Halprin, Trisha Brown…).

  • Affiche "Ce fabuleux monde moderne" 2015
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